
Les terres de pâturage traditionnelles représentent un patrimoine culturel et écologique menacé par l’urbanisation, l’industrialisation et les changements climatiques. Ces espaces, utilisés depuis des siècles par les communautés pastorales, font l’objet de pressions croissantes qui mettent en péril leur existence. Face à ces menaces, différents systèmes juridiques ont développé des mécanismes de protection variés. La reconnaissance des droits coutumiers, les régimes de propriété collective, les dispositifs nationaux et internationaux constituent autant d’outils mobilisables pour préserver ces territoires. Cet examen des cadres normatifs révèle les tensions entre modernisation et conservation des pratiques ancestrales, ainsi que les défis de mise en œuvre effective des protections existantes.
Fondements historiques et juridiques des droits sur les pâturages traditionnels
Les terres de pâturage traditionnelles s’inscrivent dans une histoire millénaire où les relations entre communautés humaines et territoires se sont structurées autour de pratiques pastorales. Ces espaces ont façonné des systèmes juridiques coutumiers bien avant l’avènement des États modernes et du droit positif. Dans de nombreuses régions du monde, des systèmes normatifs autochtones ont régi l’accès aux ressources pastorales et leur utilisation durable.
La compréhension des fondements juridiques de ces terres requiert une analyse de la superposition des droits qui s’y exercent. Les droits coutumiers, souvent non écrits mais profondément ancrés dans les pratiques sociales, coexistent avec des régimes formels introduits par la colonisation puis par les États indépendants. Cette dualité juridique crée des situations complexes où différentes légitimités s’affrontent.
Dans de nombreux pays, le droit colonial a bouleversé les équilibres traditionnels en introduisant des concepts juridiques occidentaux comme la propriété privée individuelle. La doctrine des terres vacantes et sans maître, particulièrement dommageable, a permis aux puissances coloniales de s’approprier des territoires pastoraux considérés comme inoccupés car non cultivés de façon permanente. Cette fiction juridique a dépossédé de nombreuses communautés pastorales de leurs territoires ancestraux.
Après les indépendances, les États post-coloniaux ont souvent maintenu ces cadres juridiques défavorables aux pasteurs. La primauté accordée à l’agriculture sédentaire dans les politiques de développement a marginalisé les modes d’exploitation mobiles des ressources. Les réformes foncières ont rarement pris en compte les spécificités du pastoralisme, privilégiant l’immatriculation individuelle au détriment des usages collectifs.
Néanmoins, on observe une évolution progressive des cadres juridiques nationaux et internationaux vers une meilleure reconnaissance des droits pastoraux. Cette évolution s’appuie sur plusieurs piliers conceptuels :
- La reconnaissance des droits des peuples autochtones et des minorités ethniques
- La valorisation de la diversité culturelle comme patrimoine à préserver
- L’émergence du concept de droits bioculturels liant biodiversité et pratiques traditionnelles
- La prise en compte des savoirs écologiques traditionnels dans la gestion environnementale
Cette évolution se manifeste dans des textes fondamentaux comme la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail ou la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Ces instruments affirment le droit des communautés à maintenir leurs relations particulières à la terre et à participer aux décisions concernant leurs territoires traditionnels.
Mécanismes juridiques de protection aux échelles nationale et locale
Les systèmes juridiques nationaux ont développé divers outils pour protéger les terres de pâturage traditionnelles. Ces mécanismes varient considérablement selon les contextes politiques, historiques et culturels. Dans certains pays, des législations spécifiques reconnaissent explicitement les droits pastoraux et accordent une protection particulière aux terres de pâturage.
Le Mali offre un exemple intéressant avec sa Charte pastorale adoptée en 2001, qui reconnaît la mobilité comme droit fondamental des pasteurs et garantit leur accès aux ressources naturelles. Cette loi pionnière en Afrique de l’Ouest consacre la valeur juridique des pratiques traditionnelles tout en les inscrivant dans un cadre légal moderne. De même, la Mongolie a établi un régime foncier qui préserve l’usage collectif des pâturages tout en reconnaissant certains droits d’usage exclusifs aux communautés locales.
Les régimes de propriété collective
La propriété collective constitue un mécanisme juridique particulièrement adapté aux terres de pâturage traditionnelles. Plusieurs modèles existent à travers le monde :
- Les terres communales en Amérique latine (ejidos mexicains, tierras comunitarias de origen boliviennes)
- Les terres tribales dans certains pays africains et asiatiques
- Les communs qui subsistent dans certaines régions d’Europe
Ces régimes permettent de maintenir l’intégrité des pâturages en évitant leur fragmentation par la privatisation. Ils reconnaissent le caractère collectif des usages pastoraux et facilitent la gestion adaptative des ressources selon les saisons et les conditions climatiques.
La reconnaissance des droits coutumiers
L’intégration des droits coutumiers dans le droit positif représente une avancée significative. Plusieurs approches sont observables :
En Australie, la décision Mabo v. Queensland de 1992 a marqué un tournant en reconnaissant l’existence continue du native title (titre foncier autochtone) malgré la colonisation. Cette jurisprudence a ouvert la voie à la reconnaissance des droits fonciers aborigènes, y compris pour des communautés pratiquant l’élevage traditionnel.
Au Kenya, le Community Land Act de 2016 permet aux communautés de faire enregistrer leurs terres traditionnelles sous forme de propriété collective, offrant ainsi une sécurité juridique aux pasteurs Maasaï et autres groupes similaires.
Ces mécanismes de reconnaissance ne sont toutefois pas sans défis. Ils nécessitent souvent des procédures administratives complexes, peu accessibles aux communautés rurales. Leur mise en œuvre effective se heurte fréquemment à des résistances bureaucratiques ou à des intérêts économiques contradictoires.
Les aires protégées communautaires
Un mécanisme innovant consiste à établir des aires protégées communautaires qui combinent conservation environnementale et maintien des pratiques pastorales traditionnelles. Ces dispositifs reconnaissent le rôle positif que peuvent jouer les pasteurs dans la préservation des écosystèmes.
En Tanzanie, les Wildlife Management Areas permettent aux communautés de gérer collectivement des territoires tout en développant des activités comme l’écotourisme. Au Maroc, les agdals traditionnels – systèmes de mise en défens temporaire des pâturages – ont inspiré des modèles de gestion durable reconnus par les autorités.
Ces approches réconcilient protection juridique formelle et gouvernance traditionnelle, créant des synergies entre savoirs locaux et cadres légaux modernes.
Instruments juridiques internationaux et leur application
La protection internationale des terres de pâturage traditionnelles s’appuie sur divers instruments juridiques qui, bien que n’étant pas toujours spécifiques au pastoralisme, offrent néanmoins des cadres normatifs mobilisables. Ces outils relèvent tant du droit contraignant (conventions et traités) que du droit souple (déclarations, principes directeurs).
La Convention sur la diversité biologique (CDB) constitue un pilier central, notamment à travers son article 8(j) qui engage les États à respecter et préserver les connaissances et pratiques traditionnelles contribuant à la conservation. Le Protocole de Nagoya, adopté en 2010, renforce cette protection en établissant un cadre pour le partage juste des avantages issus de l’utilisation des ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés, dont ceux liés aux pâturages.
La Convention 169 de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux représente l’instrument juridiquement contraignant le plus complet concernant les droits territoriaux des communautés traditionnelles. Son article 14 affirme explicitement que « les droits de propriété et de possession sur les terres qu’ils occupent traditionnellement doivent être reconnus aux peuples intéressés ». Cette convention, ratifiée par 23 pays, offre une base solide pour défendre les terres de pâturage des peuples pastoraux reconnus comme autochtones.
La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), bien que non contraignante juridiquement, jouit d’une forte légitimité morale et politique. Son article 26 reconnaît le droit des peuples autochtones aux terres qu’ils possèdent ou occupent traditionnellement. Cette déclaration a inspiré des réformes juridiques nationales favorables aux pasteurs dans plusieurs pays.
Mécanismes régionaux
Au niveau régional, plusieurs systèmes juridiques ont développé des protections spécifiques. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a rendu des décisions importantes comme l’affaire Endorois contre Kenya en 2010, qui a reconnu les droits d’une communauté pastorale sur ses terres traditionnelles. Cette jurisprudence a établi que l’expulsion des Endorois de leurs pâturages ancestraux violait leurs droits culturels et fonciers protégés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
La Cour interaméricaine des droits de l’homme a développé une jurisprudence similaire, notamment dans l’arrêt Comunidad Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua de 2001, qui a affirmé l’obligation des États de délimiter et protéger les terres traditionnelles des communautés autochtones, incluant les zones de pâturage.
En Europe, la Convention européenne du paysage offre un cadre pour la protection des paysages culturels, dont les pâturages traditionnels font partie intégrante. Dans le contexte de l’Union européenne, la Politique Agricole Commune comporte des mesures de soutien aux pratiques pastorales traditionnelles, reconnaissant leur contribution à la préservation de la biodiversité et des paysages ruraux.
Défis d’application
Malgré l’existence de ces instruments, leur mise en œuvre effective rencontre de nombreux obstacles. Les mécanismes de contrôle sont souvent faibles, avec des procédures de plainte complexes et des sanctions limitées en cas de non-respect. La coordination entre niveaux juridiques (international, national, local) reste problématique, créant des incohérences dans l’application des normes.
L’expérience montre que la simple existence de protections juridiques ne suffit pas. Des facteurs comme la volonté politique, les capacités institutionnelles et la mobilisation des communautés concernées déterminent largement l’effectivité des protections. Les organisations pastorales ont ainsi développé des stratégies de plaidoyer s’appuyant sur ces instruments internationaux pour faire valoir leurs droits au niveau national.
Conflits juridiques et résolution des litiges fonciers
Les terres de pâturage traditionnelles sont fréquemment au cœur de conflits juridiques complexes impliquant différents acteurs et systèmes normatifs. Ces litiges révèlent les tensions entre conceptions divergentes du territoire et de son utilisation légitime.
Un type récurrent de conflit oppose les communautés pastorales aux autorités étatiques qui développent des projets d’infrastructure, de conservation ou d’exploitation des ressources naturelles sur les pâturages traditionnels. Ces situations mettent en lumière les contradictions entre la reconnaissance formelle des droits traditionnels et les priorités de développement économique.
Au Tibet, par exemple, la politique chinoise de sédentarisation forcée des nomades, justifiée par des objectifs de conservation environnementale et de modernisation, a conduit à la dépossession de nombreuses communautés pastorales. Ce cas illustre comment des politiques publiques peuvent entrer en conflit avec des droits coutumiers séculaires.
Un autre type fréquent de litige implique des conflits entre usagers des terres, particulièrement entre agriculteurs sédentaires et pasteurs nomades ou transhumants. Ces conflits, souvent présentés comme intercommunautaires, ont en réalité des dimensions juridiques profondes liées à la reconnaissance inégale des différents modes d’utilisation du territoire.
Dans le Sahel, les affrontements entre pasteurs et agriculteurs se sont intensifiés ces dernières décennies, exacerbés par les changements climatiques et la raréfaction des ressources. La résolution de ces conflits nécessite non seulement des mécanismes de médiation immédiate mais aussi des réformes juridiques reconnaissant équitablement les droits des différents usagers.
Mécanismes traditionnels de résolution des conflits
Face à ces situations conflictuelles, les mécanismes traditionnels de résolution des litiges jouent un rôle crucial. Ces systèmes, ancrés dans les cultures locales, présentent plusieurs caractéristiques distinctives :
- Une approche privilégiant la restauration de l’harmonie sociale plutôt que la simple détermination d’un gagnant
- L’implication d’autorités traditionnelles respectées (chefs coutumiers, conseils des anciens)
- La prise en compte des dimensions spirituelles et culturelles du rapport au territoire
- Une procédure généralement plus accessible et compréhensible pour les communautés locales
Au Kenya, les communautés pastorales Pokot et Turkana ont développé des mécanismes intercommunautaires de gestion des conflits liés aux pâturages. Ces systèmes, appelés « Amaya », impliquent des réunions régulières entre anciens des différentes communautés pour réguler l’accès aux ressources et résoudre les différends avant qu’ils ne dégénèrent en violence.
Approches hybrides et pluralisme juridique
La tendance actuelle favorise les systèmes hybrides qui intègrent éléments traditionnels et modernes dans la résolution des conflits fonciers. Cette approche reconnaît le pluralisme juridique comme une réalité incontournable et cherche à créer des ponts entre différentes normativités.
Au Burkina Faso, des commissions foncières villageoises établies par la loi combinent représentants des autorités administratives, élus locaux et autorités coutumières. Ces instances mixtes sont habilitées à résoudre les conflits relatifs aux terres pastorales en s’appuyant tant sur le droit positif que sur les normes coutumières.
L’efficacité de ces mécanismes hybrides dépend largement de leur légitimité aux yeux des différentes parties prenantes. Lorsqu’ils sont bien conçus, ils permettent de dépasser l’opposition stérile entre tradition et modernité pour créer des espaces de dialogue constructif.
Le recours aux tribunaux nationaux reste néanmoins nécessaire dans certains cas, particulièrement lorsque les enjeux dépassent les capacités des mécanismes locaux. Plusieurs juridictions ont rendu des décisions significatives reconnaissant les droits des pasteurs sur leurs terres traditionnelles.
En Inde, la Cour Suprême a reconnu les droits des Van Gujjars, pasteurs nomades de l’Himalaya, sur leurs territoires traditionnels dans le parc national de Rajaji, établissant que leur présence séculaire n’était pas incompatible avec la conservation de la biodiversité.
Vers une protection juridique adaptative et résiliente
L’avenir de la protection juridique des terres de pâturage traditionnelles réside dans le développement de cadres normatifs à la fois adaptatifs et résilients, capables d’évoluer face aux défis contemporains tout en préservant l’essence des pratiques pastorales séculaires.
Les changements climatiques constituent l’un des défis majeurs pour les systèmes pastoraux traditionnels. Les régimes de précipitations modifiés, la désertification accélérée et les événements météorologiques extrêmes bouleversent les cycles de transhumance établis. Face à ces transformations, les cadres juridiques doivent intégrer une dimension d’adaptabilité climatique.
Des initiatives novatrices émergent dans ce domaine. Au Tchad, un programme de sécurisation des couloirs de transhumance prend en compte les nouvelles réalités climatiques en établissant des itinéraires alternatifs juridiquement protégés pour les périodes de sécheresse exceptionnelle. Cette approche reconnaît le caractère dynamique des pratiques pastorales et leur capacité d’adaptation.
La gouvernance participative représente un autre pilier essentiel des protections juridiques résilientes. L’implication effective des communautés pastorales dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des dispositifs juridiques augmente considérablement leurs chances de succès.
En Nouvelle-Zélande, la cogestion du fleuve Whanganui entre l’État et le peuple Māori offre un modèle inspirant. Cette approche reconnaît le fleuve comme une entité vivante (Te Awa Tupua) et établit un cadre juridique innovant qui pourrait être adapté aux territoires pastoraux dans d’autres contextes.
Technologies et documentation des droits
Les nouvelles technologies ouvrent des perspectives prometteuses pour la documentation et la protection des droits pastoraux. Les systèmes d’information géographique participatifs permettent aux communautés de cartographier leurs territoires traditionnels et de documenter leurs usages.
Au Cameroun, des pasteurs Mbororo utilisent des applications mobiles pour enregistrer leurs itinéraires de transhumance et les incidents rencontrés (blocage de couloirs, conflits). Ces données, géoréférencées, constituent des preuves juridiquement recevables en cas de litige et informent l’élaboration des politiques publiques.
La blockchain offre également des potentialités intéressantes pour sécuriser les droits collectifs sur les terres pastorales. Des projets pilotes explorent l’utilisation de cette technologie pour enregistrer des droits d’usage traditionnels de manière inaltérable et transparente, particulièrement dans des contextes où les registres fonciers officiels sont défaillants ou inaccessibles.
Valorisation économique et juridique des services écosystémiques
Une approche prometteuse consiste à reconnaître juridiquement la valeur des services écosystémiques fournis par les pratiques pastorales traditionnelles. Ces services incluent la séquestration du carbone dans les sols des pâturages, la préservation de la biodiversité, la prévention des incendies et la conservation des paysages culturels.
Des mécanismes de paiement pour services environnementaux (PSE) spécifiquement adaptés au contexte pastoral se développent. En Espagne, des bergers transhumants reçoivent des compensations financières pour leur contribution à l’entretien des voies pecuarias (chemins de transhumance) qui fonctionnent comme des corridors écologiques essentiels.
Cette approche permet de dépasser la vision réductrice qui oppose développement économique et maintien des pratiques traditionnelles. Elle montre au contraire comment ces pratiques peuvent s’inscrire dans une économie contemporaine valorisant la durabilité et la multifonctionnalité des espaces ruraux.
La protection juridique des terres de pâturage traditionnelles nécessite une approche holistique qui reconnaît leur triple dimension : écologique, culturelle et économique. Les systèmes juridiques les plus efficaces sont ceux qui parviennent à articuler ces différentes dimensions dans un cadre cohérent, adapté aux réalités locales tout en s’inscrivant dans les dynamiques globales.
L’avenir de ces territoires dépendra largement de notre capacité collective à inventer des formes juridiques innovantes, capables de protéger l’héritage pastoral tout en l’accompagnant dans sa nécessaire évolution face aux défis du XXIe siècle. Cette tâche exige créativité juridique, humilité face aux savoirs traditionnels et détermination politique pour faire respecter les droits des communautés pastorales.