Le cadre juridique des stratégies climatiques fondées sur la nature : Défis et perspectives

Face à l’urgence climatique, les stratégies fondées sur la nature (SFN) s’imposent comme des leviers d’action prometteurs. Ces approches, qui s’appuient sur les écosystèmes pour atténuer les changements climatiques et favoriser l’adaptation, soulèvent des questions juridiques complexes. Entre droit international, réglementations nationales et mécanismes de marché, le cadre normatif entourant ces stratégies reste fragmenté. L’articulation entre protection de la biodiversité et lutte contre le dérèglement climatique constitue un enjeu majeur pour les législateurs. Cet examen du régime juridique des SFN met en lumière les avancées récentes, les lacunes persistantes et les perspectives d’évolution d’un droit en construction.

Fondements juridiques des stratégies climatiques basées sur la nature

Les stratégies fondées sur la nature reposent sur un socle juridique international qui s’est progressivement construit autour de la protection du climat et de la biodiversité. La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) de 1992 constitue la pierre angulaire de ce dispositif, complétée par l’Accord de Paris de 2015 qui reconnaît explicitement l’importance des puits et réservoirs de gaz à effet de serre. L’article 5 de cet accord invite les parties à prendre des mesures pour conserver et renforcer ces puits, y compris les forêts, ouvrant ainsi la voie à une reconnaissance juridique des SFN.

Parallèlement, la Convention sur la diversité biologique (CDB) fournit un cadre complémentaire en promouvant la conservation des écosystèmes. Le Protocole de Nagoya et les Objectifs d’Aichi ont renforcé cette approche en établissant des cibles précises pour la restauration et la préservation des milieux naturels. Cette convergence entre régimes juridiques climatiques et de biodiversité constitue le terreau fertile pour le développement des SFN.

Au niveau européen, le Pacte vert (Green Deal) et la loi européenne sur le climat adoptée en 2021 intègrent pleinement la dimension naturelle dans les stratégies climatiques. La stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 prévoit notamment la restauration de vastes zones d’écosystèmes dégradés et l’expansion des zones protégées, créant ainsi un cadre propice aux SFN.

La reconnaissance juridique progressive des services écosystémiques

L’émergence du concept de services écosystémiques dans le champ juridique marque une évolution significative. Ces services, définis comme les bénéfices que les humains tirent des écosystèmes, incluent la séquestration du carbone, la régulation du cycle de l’eau ou la protection contre les événements climatiques extrêmes. Leur reconnaissance juridique s’est opérée à travers plusieurs instruments:

  • La Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) qui fournit une base scientifique aux décisions politiques
  • Le Protocole de Nagoya qui aborde la question de l’accès aux ressources génétiques et le partage des avantages
  • Les mécanismes de paiement pour services environnementaux (PSE) qui se développent dans de nombreuses juridictions

En droit français, la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016 a introduit la notion de services écosystémiques dans le Code de l’environnement, créant ainsi un fondement juridique pour la valorisation des SFN. Cette évolution traduit une mutation profonde de l’appréhension juridique de la nature, désormais considérée non plus uniquement comme un objet de protection, mais comme un acteur des politiques climatiques.

Régimes juridiques applicables aux principales stratégies climatiques naturelles

Les différentes stratégies climatiques basées sur la nature sont encadrées par des régimes juridiques spécifiques qui reflètent leur diversité et leur complexité. La protection et restauration forestière constitue l’une des approches les plus développées juridiquement. Le mécanisme REDD+ (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation forestière) établi sous l’égide de la CCNUCC crée un cadre international pour la valorisation du carbone forestier. En droit français, le Code forestier et la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) encadrent la gestion durable des forêts et reconnaissent leur rôle dans l’atténuation climatique.

Concernant les zones humides et tourbières, la Convention de Ramsar offre un cadre international de protection qui reconnaît implicitement leur fonction de stockage de carbone. Au niveau national, la loi sur l’eau et les milieux aquatiques et les dispositifs de protection comme les zones humides d’intérêt environnemental particulier (ZHIEP) permettent leur préservation. Toutefois, la valorisation spécifique de leur rôle climatique reste insuffisamment développée dans les textes juridiques.

L’agroécologie et les pratiques agricoles durables bénéficient d’un encadrement croissant à travers la Politique Agricole Commune (PAC) qui intègre désormais des mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC). La loi d’avenir pour l’agriculture de 2014 a inscrit l’agroécologie comme objectif de la politique agricole française, tandis que le Label Bas-Carbone permet de valoriser les pratiques agricoles séquestrantes.

Le cas particulier des solutions fondées sur la nature en milieu urbain

Les SFN en milieu urbain relèvent d’un cadre juridique hybride qui mobilise le droit de l’urbanisme, le droit de l’environnement et parfois le droit de la construction. Les documents d’urbanisme comme les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) ou les Schémas de Cohérence Territoriale (SCoT) intègrent progressivement des prescriptions favorables aux infrastructures vertes. La loi Climat et Résilience de 2021 renforce cette dynamique en fixant des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et en promouvant la végétalisation urbaine.

Les toitures et façades végétalisées font l’objet de dispositions spécifiques dans le Code de la construction, tandis que les trames vertes et bleues sont inscrites dans le Code de l’environnement. Cette fragmentation normative pose des défis de cohérence et d’articulation entre les différents corpus juridiques, mais témoigne de l’intégration progressive des SFN dans le droit positif.

Instruments économiques et financiers au service des stratégies naturelles

Le déploiement des stratégies climatiques fondées sur la nature nécessite des mécanismes économiques et financiers adaptés, dont le cadre juridique s’est considérablement développé ces dernières années. Les marchés carbone constituent l’un des principaux leviers de financement des SFN. Le Système d’Échange de Quotas d’Émission (SEQE) de l’Union européenne, bien qu’initialement centré sur les réductions industrielles, s’ouvre progressivement aux projets naturels, notamment à travers la proposition de règlement sur la certification des absorptions de carbone.

Au niveau national, le Label Bas-Carbone créé par le décret n°2018-1043 du 28 novembre 2018 offre un cadre juridique pour la certification de projets de séquestration carbone, dont de nombreux reposent sur des solutions naturelles comme le boisement, la restauration de zones humides ou l’adoption de pratiques agricoles améliorées. Ce dispositif volontaire constitue une innovation juridique majeure en permettant la valorisation économique des services climatiques rendus par les écosystèmes.

Les paiements pour services environnementaux (PSE) représentent un autre instrument juridique en plein essor. La loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole (EGAlim) de 2018 a explicitement reconnu leur légitimité, tandis que les Agences de l’eau ont été autorisées à les mettre en œuvre par la loi biodiversité. Ces mécanismes contractuels, qui rémunèrent les acteurs pour les services écosystémiques maintenus ou restaurés, nécessitent un cadre juridique sécurisé pour garantir leur pérennité et leur efficacité.

Fiscalité environnementale et incitations aux stratégies naturelles

Les instruments fiscaux constituent un levier juridique puissant pour orienter les comportements vers l’adoption de SFN. Les crédits d’impôt pour la préservation du patrimoine naturel, les exonérations de taxe foncière pour les zones humides ou les espaces boisés, ou encore la taxe carbone dont une partie peut financer des projets naturels, forment un arsenal fiscal encore insuffisamment mobilisé.

La compensation écologique, encadrée par la séquence Éviter-Réduire-Compenser (ERC) et renforcée par la loi biodiversité de 2016, constitue un mécanisme juridique contraignant qui peut favoriser les SFN. Les sites naturels de compensation (SNC) et les obligations réelles environnementales (ORE) offrent des outils juridiques innovants pour pérenniser ces actions compensatoires.

  • Les contrats de transition écologique (CTE) qui peuvent intégrer des projets de SFN
  • Les obligations vertes (green bonds) dont le cadre réglementaire se précise au niveau européen
  • Les fonds d’investissement dédiés aux infrastructures naturelles qui se développent sous l’impulsion de la réglementation financière durable

Ces différents instruments juridico-financiers témoignent d’une évolution vers une hybridation du droit économique et du droit environnemental, créant progressivement un écosystème normatif favorable aux stratégies climatiques naturelles.

Défis juridiques et contentieux émergents

L’adoption croissante des stratégies climatiques fondées sur la nature soulève des questions juridiques inédites et génère de nouveaux types de contentieux. La question de la permanence des absorptions carbone réalisées par les écosystèmes constitue un défi majeur. Comment le droit peut-il garantir la pérennité d’une séquestration carbone dans une forêt susceptible de brûler ou d’être affectée par des ravageurs? Le règlement européen sur la certification des absorptions de carbone en cours d’élaboration tente d’apporter des réponses à travers des mécanismes de garantie et d’assurance, mais le cadre juridique reste incomplet.

La question des droits fonciers et des droits des communautés locales représente un autre enjeu juridique critique. Les projets REDD+ ont fait l’objet de nombreuses critiques concernant le respect des droits des peuples autochtones, conduisant à l’adoption des Garanties de Cancún qui intègrent des considérations de droits humains. En France, les tensions entre propriétaires fonciers, agriculteurs et porteurs de projets de compensation carbone soulèvent des questions complexes de droit rural et de droit des contrats.

Le risque de greenwashing ou d’écoblanchiment lié aux SFN génère un contentieux croissant. Des entreprises ont été poursuivies pour publicité mensongère après avoir valorisé des projets naturels aux bénéfices climatiques surestimés. L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) a renforcé ses recommandations sur les allégations environnementales, tandis que la directive européenne sur le devoir de vigilance pourrait étendre la responsabilité des entreprises concernant leurs allégations climatiques basées sur la nature.

L’enjeu de la mesure et de la vérification juridique des bénéfices climatiques

L’un des défis juridiques majeurs concerne la méthodologie de quantification des bénéfices climatiques des SFN. Les tribunaux sont de plus en plus confrontés à des contentieux portant sur la validité scientifique des méthodes employées. La Cour de justice de l’Union européenne a déjà eu à se prononcer sur des cas relatifs aux méthodologies de comptabilisation carbone dans le secteur forestier, créant une jurisprudence embryonnaire sur ce sujet technique.

Le phénomène du double comptage des réductions d’émissions pose des questions juridiques complexes de propriété des crédits carbone. Qui, de l’État dans ses inventaires nationaux ou de l’entreprise finançant un projet naturel, peut légitimement revendiquer la réduction d’émissions? Le règlement européen sur le partage de l’effort (ESR) et les règles de mise en œuvre de l’article 6 de l’Accord de Paris tentent d’apporter des clarifications, mais les zones d’ombre persistent.

Ces contentieux émergents révèlent les limites du cadre juridique actuel et appellent à une évolution normative pour sécuriser le déploiement des SFN. La jurisprudence climatique en plein développement, illustrée par l’affaire Grande-Synthe en France ou l’affaire Urgenda aux Pays-Bas, pourrait progressivement intégrer la dimension des stratégies naturelles comme composante des obligations climatiques des États.

Perspectives d’évolution du cadre juridique des solutions climatiques naturelles

L’avenir du droit des stratégies climatiques fondées sur la nature s’oriente vers une intégration plus systématique dans les politiques publiques et une reconnaissance accrue de leur valeur économique. La taxonomie européenne des activités durables, en établissant des critères précis pour qualifier les activités contribuant à l’atténuation et à l’adaptation climatique, offre un cadre normatif propice à la valorisation des SFN. Elle fixe notamment des exigences pour les activités de gestion forestière, de restauration des zones humides ou d’agriculture durable, créant ainsi un standard juridique de référence.

L’émergence d’un droit de la comptabilité carbone constitue une évolution majeure. Les normes ISO 14064 sur la quantification des gaz à effet de serre et la future norme européenne sur la certification des absorptions de carbone établissent progressivement un corpus technique à valeur juridique. Ces standards, bien que volontaires à l’origine, tendent à s’imposer comme référence dans les contentieux et pourraient être progressivement intégrés au droit positif.

La montée en puissance des droits de la nature représente une tendance juridique susceptible de transformer profondément l’appréhension des SFN. Plusieurs juridictions à travers le monde ont reconnu des écosystèmes comme sujets de droit, à l’instar du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande ou de la forêt amazonienne en Colombie. Cette personnification juridique de la nature pourrait ouvrir la voie à une protection renforcée des écosystèmes en tant qu’acteurs des politiques climatiques.

Vers un droit intégré climat-biodiversité

Le décloisonnement progressif des régimes juridiques du climat et de la biodiversité constitue une tendance de fond. La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et la Convention sur la diversité biologique développent des programmes de travail conjoints, tandis que les contributions déterminées au niveau national (CDN) intègrent de plus en plus la dimension des solutions naturelles.

Cette convergence se manifeste en droit français à travers la Stratégie nationale pour la biodiversité et la Stratégie nationale bas-carbone qui partagent de nombreux objectifs communs. La loi Climat et Résilience de 2021 marque une étape supplémentaire en intégrant explicitement la dimension écosystémique dans les objectifs climatiques nationaux.

  • Le développement de plans nationaux d’adaptation fondés sur les écosystèmes
  • L’intégration des solutions fondées sur la nature dans les documents d’urbanisme
  • La création d’un cadre juridique pour les aires protégées climatiquement intelligentes

Cette évolution vers un droit intégré climat-biodiversité représente une opportunité majeure pour le déploiement des stratégies climatiques fondées sur la nature, en créant un environnement juridique cohérent et propice à leur développement à grande échelle.

Au-delà des frontières traditionnelles : vers une gouvernance juridique adaptative des stratégies naturelles

L’efficacité des stratégies climatiques fondées sur la nature requiert un dépassement des approches juridiques conventionnelles au profit d’une gouvernance plus souple et adaptative. Le concept de droit adaptatif, inspiré des sciences écologiques, gagne du terrain dans la régulation des SFN. Cette approche, caractérisée par des mécanismes d’ajustement continu des normes en fonction des résultats observés, répond à la nature dynamique et incertaine des écosystèmes face au changement climatique.

Les contrats écologiques émergent comme instruments juridiques privilégiés de cette gouvernance adaptative. Ces contrats, qui peuvent prendre la forme d’obligations réelles environnementales (ORE) ou de paiements pour services environnementaux (PSE), intègrent des clauses d’adaptation aux changements des conditions écologiques. Le droit des contrats se trouve ainsi enrichi par des mécanismes de flexibilité inspirés du fonctionnement des écosystèmes.

La gouvernance multiniveaux des SFN constitue un autre défi juridique majeur. La nature transfrontalière de nombreux écosystèmes (bassins versants, corridors biologiques, massifs montagneux) implique une articulation complexe entre droit international, droit européen, droit national et réglementations locales. Les conventions de gestion transfrontalière des ressources naturelles et les accords de coopération décentralisée apportent des réponses juridiques à ces enjeux de coordination.

Le rôle croissant des acteurs non-étatiques dans la construction normative

Un phénomène marquant de l’évolution juridique des SFN réside dans l’implication croissante d’acteurs non-étatiques dans la production normative. Les standards privés comme ceux développés par le Verified Carbon Standard (VCS) ou le Gold Standard jouent un rôle déterminant dans l’encadrement des projets naturels à visée climatique. Ces normes, bien que relevant formellement du droit souple, acquièrent une force contraignante de fait lorsqu’elles sont intégrées aux contrats ou aux politiques d’achat.

Les collectivités territoriales s’affirment comme des acteurs juridiques majeurs à travers leurs politiques climatiques locales. Les Plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) intègrent de plus en plus la dimension des solutions naturelles, créant ainsi un maillage réglementaire complémentaire aux dispositifs nationaux. Cette décentralisation normative favorise l’expérimentation juridique et l’adaptation aux contextes locaux.

Les communautés autochtones et locales voient leur rôle juridique renforcé, notamment à travers la reconnaissance de leurs savoirs traditionnels dans la gestion des écosystèmes. Le Protocole de Nagoya et les Garanties de Cancún du mécanisme REDD+ consacrent leurs droits à participer à la gouvernance des ressources naturelles, ouvrant la voie à des formes de pluralisme juridique dans la gestion des stratégies naturelles.

Cette diversification des sources normatives et des acteurs juridiques reflète la complexité intrinsèque des SFN, à la croisée des enjeux écologiques, climatiques, économiques et sociaux. Elle annonce l’émergence d’un droit hybride, à la fois technique et politique, global et local, contraignant et incitatif, qui pourrait constituer un modèle pour d’autres domaines du droit environnemental.

Face à l’ampleur des défis climatiques, le cadre juridique des stratégies fondées sur la nature continue d’évoluer rapidement. Son développement reflète une prise de conscience croissante du potentiel de ces approches pour atteindre les objectifs climatiques tout en générant des co-bénéfices significatifs pour la biodiversité et les sociétés humaines. La construction de ce droit en devenir constitue un enjeu majeur pour permettre le déploiement à grande échelle de ces solutions et assurer leur contribution effective à la transition écologique.