
Face aux défis mondiaux de raréfaction des ressources hydriques, l’accès à l’eau potable s’affirme comme une préoccupation juridique majeure du XXIe siècle. Ce droit, reconnu par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2010, reste inégalement protégé à travers le monde. Entre les 2,2 milliards de personnes privées d’accès à l’eau salubre et les enjeux de privatisation croissante, un cadre juridique robuste devient indispensable. Les tensions géopolitiques, les changements climatiques et les disparités économiques complexifient davantage la question. Ce panorama juridique analyse les fondements, mécanismes et défis de l’encadrement du droit à l’eau potable, en examinant les responsabilités partagées entre États, entreprises et communautés.
Fondements juridiques du droit à l’eau potable : une construction progressive
Le droit d’accès à l’eau potable s’est construit par strates successives dans l’ordre juridique international. La résolution 64/292 adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 28 juillet 2010 marque une étape décisive en reconnaissant explicitement que « le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit fondamental ». Cette reconnaissance formelle résulte d’un long processus d’élaboration normative.
Dès 1977, la Conférence de Mar del Plata avait posé les premiers jalons en affirmant que « tous les peuples ont un droit d’accès à l’eau potable en quantité et qualité suffisantes ». Cette approche s’est progressivement renforcée avec l’Observation générale n°15 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies en 2002, qui interprète les articles 11 et 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels comme incluant implicitement le droit à l’eau.
Sur le plan conceptuel, le droit à l’eau s’articule autour de plusieurs dimensions juridiques complémentaires. Il constitue d’abord un droit-créance imposant aux États une obligation positive de fourniture. Mais il représente simultanément un droit-liberté garantissant l’absence d’entraves dans l’accès aux ressources hydriques existantes. Cette dualité complexifie son encadrement juridique.
Caractéristiques juridiques du droit à l’eau
Le cadre normatif international définit précisément les attributs juridiques du droit à l’eau potable :
- La disponibilité : garantir un approvisionnement suffisant et continu
- L’accessibilité : physique (distance raisonnable), économique (tarification abordable) et non-discriminatoire
- La qualité : eau salubre, exempte de microorganismes pathogènes et de substances toxiques
- L’acceptabilité : respect des facteurs culturels liés à l’usage de l’eau
Cette conceptualisation juridique s’est progressivement affinée à travers la jurisprudence internationale. L’affaire Cochamba en Bolivie (2000) a constitué un précédent majeur en invalidant la privatisation totale des services d’eau qui avait conduit à une hausse tarifaire de 300%. De même, l’arrêt Mazibuko rendu par la Cour constitutionnelle sud-africaine en 2009 a précisé l’étendue des obligations étatiques concernant la fourniture minimale d’eau.
La Charte européenne de l’eau adoptée par le Conseil de l’Europe complète ce dispositif en affirmant que « l’eau est un patrimoine commun dont la valeur doit être reconnue par tous ». Cette qualification juridique de patrimoine commun contraste avec l’approche marchande promue par certaines institutions financières internationales, créant une tension normative au cœur même du droit à l’eau.
Mécanismes de protection du droit à l’eau dans les législations nationales
La transposition du droit à l’eau potable dans les ordres juridiques nationaux révèle une grande hétérogénéité d’approches. Certains États ont opté pour une constitutionnalisation explicite, conférant ainsi la plus haute protection normative à ce droit fondamental. La Constitution uruguayenne, modifiée par référendum en 2004, proclame que « l’accès à l’eau potable et à l’assainissement constitue un droit humain fondamental ». De même, la Constitution sud-africaine de 1996 garantit à chacun « le droit d’accéder à une quantité suffisante d’eau ».
D’autres pays privilégient une protection législative ordinaire. En France, la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 reconnaît que « l’usage de l’eau appartient à tous » et consacre « le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables ». Cette approche se distingue par sa dimension socio-économique, intégrant la notion d’accessibilité financière comme composante du droit.
Les mécanismes de mise en œuvre varient considérablement selon les systèmes juridiques. Certains États comme l’Afrique du Sud ont institué un volume minimal garanti (25 litres par personne et par jour) pour répondre aux besoins vitaux. D’autres, comme la Belgique, ont mis en place des fonds de solidarité pour les ménages en situation de précarité hydrique.
Étude comparée des systèmes de gestion de l’eau
L’analyse comparative des modèles de gouvernance de l’eau révèle trois principaux paradigmes juridiques :
- Le modèle de gestion publique directe (municipalités néerlandaises, régie publique parisienne)
- Le système de délégation au secteur privé (contrats de concession français)
- Les partenariats public-privé hybrides (modèle allemand)
La jurisprudence nationale joue un rôle déterminant dans l’effectivité du droit à l’eau. En Inde, la Cour Suprême a développé une interprétation extensive du droit à la vie incluant le droit à l’eau potable (arrêt Subhash Kumar de 1991). En Argentine, l’affaire Marchisio a conduit les tribunaux à ordonner aux autorités publiques la construction d’infrastructures d’approvisionnement en eau potable pour garantir ce droit fondamental.
Les mécanismes de contrôle et de sanction présentent une efficacité variable. La Colombie a instauré une procédure d’action de tutelle permettant à tout citoyen de saisir directement les juridictions en cas de violation du droit à l’eau. À l’inverse, dans de nombreux pays, l’absence de voies de recours spécifiques limite considérablement la justiciabilité de ce droit.
Enfin, les dispositifs de tarification sociale constituent un autre levier juridique pour garantir l’accessibilité économique. Le système de tarification progressive adopté au Brésil ou la gratuité des premiers mètres cubes instaurée dans certaines collectivités françaises illustrent cette approche redistributive essentielle à l’effectivité du droit à l’eau.
Enjeux transfrontaliers et gouvernance internationale de l’eau
La dimension transfrontalière des ressources hydriques soulève des questions juridiques complexes. Avec 263 bassins hydrographiques internationaux couvrant 45% des terres émergées, la gestion partagée de l’eau constitue un défi majeur pour le droit international de l’environnement. La Convention d’Helsinki de 1992 et la Convention de New York de 1997 établissent les principes fondamentaux de cette coopération : utilisation équitable et raisonnable, obligation de ne pas causer de dommages significatifs, et devoir de notification préalable.
Ces principes généraux se concrétisent dans des accords régionaux spécifiques. La Commission Internationale pour la Protection du Rhin illustre l’efficacité potentielle de ces mécanismes de gouvernance partagée. À l’inverse, les tensions persistantes autour du Nil entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie démontrent les limites du cadre juridique actuel face aux antagonismes géopolitiques.
Le droit international humanitaire accorde une protection spécifique aux infrastructures hydrauliques en période de conflit armé. Le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève interdit expressément « de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des installations d’eau potable ou d’irrigation ». Néanmoins, les violations répétées de cette prohibition, notamment au Yémen et en Syrie, soulignent l’insuffisance des mécanismes de sanction.
L’eau comme instrument géopolitique
L’instrumentalisation de l’eau comme levier de pouvoir géopolitique soulève des questions juridiques fondamentales. La construction de méga-barrages, comme le Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne, illustre cette problématique. Le droit international peine à arbitrer entre le principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles et les obligations de coopération transfrontalière.
Face à ces défis, de nouvelles approches juridiques émergent. La doctrine Harmon de souveraineté territoriale absolue cède progressivement la place à des concepts plus coopératifs comme la « communauté d’intérêts » développée par la Cour Permanente de Justice Internationale dès 1929 dans l’affaire de l’Oder.
La diplomatie de l’eau s’institutionnalise avec la création d’organismes spécialisés comme le Conseil Mondial de l’Eau ou le Partenariat Mondial pour l’Eau. Ces instances, bien que dépourvues de pouvoir contraignant, contribuent à l’élaboration de standards et de bonnes pratiques qui influencent progressivement les législations nationales.
Le statut juridique des aquifères transfrontaliers, réservoirs d’eau souterraine partagés entre plusieurs États, constitue une frontière émergente du droit international. Le projet d’articles de la Commission du Droit International sur le droit des aquifères transfrontaliers (2008) tente d’apporter un cadre normatif à cette question cruciale, mais n’a pas encore été transformé en convention contraignante.
Enfin, l’impact du changement climatique sur la disponibilité des ressources hydriques introduit une dimension temporelle dans la gouvernance juridique de l’eau. L’Accord de Paris reconnaît indirectement cette problématique, mais les mécanismes d’adaptation spécifiques aux ressources en eau restent largement insuffisants face à l’ampleur des transformations anticipées.
Tensions entre droits économiques et droit humain à l’eau
La marchandisation croissante des ressources hydriques génère des tensions normatives profondes entre la conception de l’eau comme bien économique et comme droit humain fondamental. Cette dualité se reflète dans les textes internationaux eux-mêmes : la Déclaration de Dublin de 1992 affirme que « l’eau a une valeur économique et devrait être reconnue comme un bien économique », tandis que la résolution 64/292 de l’ONU consacre sa dimension de droit humain.
La libéralisation des services hydriques promue par les institutions financières internationales depuis les années 1990 a profondément transformé le paysage juridique. Les programmes d’ajustement structurel de la Banque Mondiale ont souvent conditionné leurs prêts à la privatisation des services d’eau, comme ce fut le cas en Tanzanie ou en Bolivie. Cette approche a généré des contentieux majeurs, à l’image de l’arbitrage Aguas del Tunari c. Bolivie devant le CIRDI.
Les accords commerciaux internationaux peuvent restreindre la marge de manœuvre réglementaire des États en matière de gestion de l’eau. L’Accord général sur le commerce des services (AGCS) et certains traités bilatéraux d’investissement contiennent des clauses limitant la capacité des gouvernements à modifier leur cadre réglementaire, même pour garantir le droit à l’eau.
Encadrement juridique des acteurs privés
Face à ces tensions, des mécanismes juridiques innovants émergent pour encadrer l’action des opérateurs privés :
- Les contrats de performance avec objectifs sociaux contraignants
- Les clauses de responsabilité sociale dans les concessions
- Les mécanismes de régulation indépendante avec pouvoir de sanction
La jurisprudence arbitrale évolue progressivement vers une meilleure prise en compte de l’intérêt public. Dans l’affaire Biwater Gauff c. Tanzanie (2008), le tribunal arbitral a reconnu la légitimité des mesures gouvernementales visant à protéger l’accès à l’eau des populations vulnérables, malgré leur impact sur les investissements étrangers.
Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme élaborés par John Ruggie fournissent un cadre de référence sur la responsabilité des acteurs privés dans le secteur de l’eau. Ils établissent une obligation de diligence raisonnable et de réparation en cas d’atteinte au droit à l’eau.
L’émergence de certifications volontaires comme l’Alliance for Water Stewardship ou la Water Mandate du Pacte Mondial des Nations Unies illustre le développement d’une soft law complétant les dispositifs contraignants. Ces mécanismes d’autorégulation contribuent à l’élaboration progressive de standards sectoriels.
Enfin, la question de la propriété intellectuelle sur les technologies de traitement de l’eau soulève des enjeux juridiques majeurs. Les brevets sur certaines techniques de purification ou de dessalement peuvent restreindre l’accès à des innovations vitales. Des mécanismes juridiques comme les licences obligatoires ou les pools de brevets sont explorés pour résoudre cette tension entre protection de l’innovation et droit fondamental à l’eau.
Vers un renouvellement du cadre juridique pour garantir l’accès universel à l’eau
Face aux lacunes du cadre normatif actuel, plusieurs pistes de renouvellement juridique se dessinent pour renforcer l’effectivité du droit à l’eau potable. La première concerne le renforcement de la justiciabilité de ce droit fondamental. L’adoption d’un Protocole facultatif spécifique au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels permettrait d’instaurer un mécanisme de plaintes individuelles devant le Comité DESC, renforçant considérablement les voies de recours disponibles.
Sur le plan conceptuel, l’émergence de la notion de crime d’écocide pourrait offrir une protection pénale internationale contre les atteintes massives aux ressources hydriques. Cette évolution, soutenue par plusieurs juristes comme Polly Higgins et Philippe Sands, permettrait de sanctionner les pollutions délibérées à grande échelle.
La reconnaissance juridique des droits de la nature, initiée par des pays comme l’Équateur ou la Nouvelle-Zélande, ouvre des perspectives novatrices. En accordant une personnalité juridique aux fleuves Whanganui et Gange, ces systèmes juridiques créent de nouveaux mécanismes de protection des écosystèmes hydriques.
Innovation juridique et gouvernance participative
L’implication des communautés dans la gouvernance de l’eau constitue une autre voie prometteuse. Les systèmes de gestion communautaire comme les Juntas de Agua en Amérique latine ou les Associations d’Usagers de l’Eau au Maroc démontrent l’efficacité des approches décentralisées.
- La codification des savoirs traditionnels relatifs à la gestion de l’eau
- L’instauration de mécanismes consultatifs obligatoires pour les communautés affectées
- La reconnaissance juridique des instances traditionnelles de gouvernance hydrique
Le développement de mécanismes financiers innovants constitue un autre axe de renouvellement juridique. Les fonds fiduciaires pour l’eau, comme celui mis en place à Quito, permettent de sécuriser des ressources dédiées à la protection des bassins versants. De même, les obligations vertes émises par certaines municipalités offrent des instruments de financement spécifiquement orientés vers les infrastructures hydriques durables.
La révolution numérique transforme aussi les modalités d’encadrement juridique de l’accès à l’eau. Les technologies de blockchain sont expérimentées dans plusieurs pays pour sécuriser les droits d’usage et garantir la transparence des allocations. Ces innovations technologiques nécessitent un encadrement juridique adapté, notamment concernant la protection des données personnelles liées à la consommation d’eau.
Enfin, l’intégration systématique d’une analyse d’impact sur les droits humains dans les projets hydriques majeurs pourrait prévenir de nombreuses violations. Cette approche préventive, recommandée par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’eau potable, permettrait d’identifier en amont les risques d’atteinte aux droits des communautés vulnérables.
L’encadrement juridique du droit d’accès à l’eau potable se trouve à la croisée des chemins. Entre reconnaissance formelle et effectivité limitée, entre marchandisation et protection des biens communs, les tensions normatives persistent. Pourtant, les innovations juridiques émergentes dessinent les contours d’un cadre renouvelé, plus inclusif et mieux adapté aux défis contemporains. La construction progressive d’un véritable droit international de l’eau, transcendant les fragmentations actuelles, constitue sans doute l’horizon vers lequel tendre pour garantir ce droit fondamental à l’ensemble de l’humanité.