
La reconnaissance juridique des services écologiques représente l’une des évolutions majeures du droit de l’environnement contemporain. Face à l’érosion accélérée de la biodiversité et aux changements climatiques, les systèmes juridiques nationaux et internationaux tentent d’élaborer des mécanismes de protection pour ces fonctions naturelles indispensables à notre survie. Ces services, qu’ils soient d’approvisionnement, de régulation, culturels ou de soutien, constituent le socle invisible de nos économies et de notre bien-être. Leur protection juridique soulève des questions fondamentales touchant à la valeur intrinsèque de la nature, aux droits des générations futures et à la responsabilité collective envers le vivant. Cet examen approfondi propose une analyse des fondements, instruments et limites du cadre juridique entourant la préservation de ces services écologiques devenus prioritaires dans l’agenda environnemental mondial.
Fondements conceptuels et évolution de la reconnaissance juridique des services écosystémiques
La notion de services écosystémiques a progressivement émergé dans le paysage juridique après avoir d’abord conquis les sphères scientifiques et économiques. Cette conceptualisation des bénéfices que les humains tirent des écosystèmes a permis de jeter un pont entre sciences naturelles et sciences sociales, facilitant l’incorporation de préoccupations environnementales dans des systèmes juridiques traditionnellement anthropocentriques.
Les premiers jalons conceptuels remontent aux travaux précurseurs du Millennium Ecosystem Assessment (2005), qui a proposé une taxonomie des services rendus par la nature. Cette classification distingue les services d’approvisionnement (nourriture, eau, bois), de régulation (climat, inondations, maladies), culturels (bénéfices spirituels, récréatifs) et de soutien (formation des sols, photosynthèse). Cette catégorisation a fourni un cadre intellectuel permettant aux juristes de saisir la complexité des interactions entre systèmes naturels et activités humaines.
L’intégration de cette approche dans le champ juridique s’est opérée par étapes. D’abord considérée comme un outil d’aide à la décision, la notion de services écosystémiques a progressivement acquis une valeur normative. Le droit international de l’environnement a joué un rôle moteur dans cette évolution, notamment à travers la Convention sur la Diversité Biologique et ses protocoles additionnels. Le Protocole de Nagoya (2010) marque une avancée significative en établissant un cadre juridique pour l’accès aux ressources génétiques et le partage juste des avantages découlant de leur utilisation.
Au niveau national, l’incorporation juridique des services écosystémiques présente une grande hétérogénéité. Certains pays comme le Costa Rica ont fait figure de pionniers en développant dès les années 1990 des programmes de paiements pour services environnementaux (PSE). La France a intégré cette notion dans son corpus législatif avec la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016, qui reconnaît explicitement la valeur des services écosystémiques et instaure le principe de non-régression en matière environnementale.
Cette évolution conceptuelle s’accompagne d’une transformation profonde des paradigmes juridiques. Le passage d’une approche strictement conservationniste à une vision plus fonctionnelle des écosystèmes a permis d’élargir le champ d’application du droit environnemental. La protection ne vise plus uniquement les espèces ou les espaces remarquables, mais s’étend aux processus écologiques et aux fonctions écosystémiques ordinaires.
De la valeur économique à la valeur juridique
Le processus de juridicisation des services écosystémiques s’est construit parallèlement à une réflexion sur leur valorisation économique. Les travaux de l’économiste Robert Costanza estimant la valeur des services écosystémiques mondiaux à 33 000 milliards de dollars annuels (réévalués à 125 000 milliards en 2014) ont contribué à sensibiliser les décideurs politiques à l’importance de ces services. Cette approche par la valeur a facilité l’intégration des considérations écologiques dans des systèmes juridiques traditionnellement réticents à reconnaître des droits à la nature pour elle-même.
- Reconnaissance progressive de la valeur intrinsèque des écosystèmes
- Transition d’une vision utilitariste vers une approche écocentrée
- Tension persistante entre valorisation économique et protection juridique
Cette évolution conceptuelle reste néanmoins marquée par des tensions fondamentales. La marchandisation potentielle des services écosystémiques suscite des critiques, notamment de la part des défenseurs d’une approche plus écocentrée du droit. La question reste posée : la valorisation économique constitue-t-elle un tremplin vers une meilleure protection juridique ou risque-t-elle de réduire la nature à sa seule dimension utilitaire?
Instruments juridiques dédiés à la protection des services écologiques
La protection juridique des services écologiques s’appuie sur un arsenal diversifié d’instruments légaux qui s’est considérablement étoffé ces dernières décennies. Ces outils juridiques reflètent la double dimension des services écosystémiques, à la fois biens publics mondiaux et ressources ancrées dans des territoires spécifiques.
Au niveau international, plusieurs conventions multilatérales contribuent à encadrer la protection des services écologiques. La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) constitue la pierre angulaire de ce dispositif. Ses objectifs stratégiques, notamment ceux définis lors de la COP15 à Montréal en 2022, visent explicitement la préservation des fonctions écosystémiques. Le nouvel objectif de protéger 30% des terres et des mers d’ici 2030 témoigne de cette préoccupation. La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) intègre progressivement la dimension des services écosystémiques, notamment à travers les mécanismes REDD+ (Réduction des Émissions liées à la Déforestation et à la Dégradation forestière).
Au niveau régional, l’Union européenne a développé un cadre juridique sophistiqué. La directive-cadre sur l’eau, la directive Habitats et plus récemment la stratégie biodiversité 2030 consacrent l’importance des services écosystémiques. Le règlement européen sur la restauration de la nature, adopté en 2023, marque une avancée significative en fixant des objectifs contraignants de restauration des écosystèmes dégradés, reconnaissant explicitement leur rôle dans l’atténuation du changement climatique.
À l’échelle nationale, les législations intègrent de plus en plus la notion de services écologiques à travers différents mécanismes:
Les paiements pour services environnementaux (PSE)
Ces mécanismes incitatifs reposent sur le principe du bénéficiaire-payeur. Ils visent à rémunérer les acteurs qui contribuent au maintien ou à l’amélioration des services écosystémiques. Le programme PSA (Pago por Servicios Ambientales) du Costa Rica représente un modèle pionnier, financé par une taxe sur les combustibles fossiles et des contributions internationales. En France, la loi Climat et Résilience de 2021 a renforcé le cadre juridique des PSE, notamment pour la protection des services hydrologiques et la séquestration du carbone.
Les obligations réelles environnementales (ORE)
Cet outil contractuel, introduit par la loi biodiversité de 2016 en France, permet aux propriétaires fonciers de s’engager volontairement à maintenir des services écologiques sur leurs terrains. Ces obligations sont attachées au fonds et non à la personne, assurant ainsi une protection pérenne des services environnementaux concernés.
La compensation écologique
Conçue comme un dernier recours dans la séquence Éviter-Réduire-Compenser (ERC), la compensation oblige les maîtres d’ouvrage à restaurer les services écologiques détruits par leurs projets d’aménagement. Le droit américain, avec son système de mitigation banking, a inspiré de nombreuses législations nationales. En France, la loi biodiversité a renforcé l’exigence d’équivalence écologique et introduit l’objectif d’absence de perte nette de biodiversité.
- Instruments économiques (taxes, subventions, marchés de droits)
- Instruments réglementaires (normes, interdictions, autorisations)
- Instruments contractuels (servitudes, baux environnementaux)
- Instruments de planification (trames vertes et bleues, plans climat)
La protection juridique des services écologiques passe inévitablement par l’articulation de ces différents instruments. Les approches les plus prometteuses combinent généralement des mesures contraignantes établissant un socle minimal de protection avec des mécanismes incitatifs encourageant les comportements vertueux au-delà des obligations légales.
Défis de mise en œuvre et limites actuelles du cadre juridique
Malgré les avancées conceptuelles et normatives, la protection juridique des services écologiques se heurte à des obstacles substantiels qui limitent son efficacité. Ces défis relèvent tant de la nature même des services écosystémiques que des caractéristiques intrinsèques des systèmes juridiques contemporains.
La complexité scientifique des services écosystémiques constitue un premier obstacle majeur. La science écologique souligne l’interdépendance des processus naturels et la non-linéarité de nombreux phénomènes écologiques. Les seuils critiques (tipping points) au-delà desquels les écosystèmes perdent brutalement leur capacité à fournir certains services restent difficiles à déterminer avec précision. Cette incertitude scientifique complique l’élaboration de normes juridiques adaptées. Le droit, traditionnellement fondé sur des causalités linéaires et des frontières nettes, peine à saisir ces réalités écologiques complexes.
Les échelles spatiales représentent un second défi fondamental. Les services écosystémiques opèrent souvent à des échelles qui transcendent les frontières administratives et politiques. Un bassin versant, une forêt ou un corridor écologique peuvent s’étendre sur plusieurs juridictions. Cette discordance entre territoires écologiques et territoires juridiques engendre des difficultés de gouvernance considérables. Les bassins transfrontaliers comme celui du Mékong ou du Rhin illustrent cette problématique, nécessitant des mécanismes de coopération internationale sophistiqués.
La dimension temporelle constitue un troisième défi. Les services écosystémiques s’inscrivent dans des temporalités longues, parfois séculaires, tandis que les systèmes juridiques opèrent généralement sur des horizons plus courts. Cette discordance temporelle se manifeste notamment dans les difficultés à garantir la pérennité des mesures de protection. Les changements de majorité politique peuvent compromettre la continuité des politiques environnementales, comme l’illustrent les revirements observés au Brésil ou aux États-Unis concernant la protection des forêts.
L’effectivité des normes pose également question. De nombreux pays ont adopté des législations ambitieuses sans se doter des moyens nécessaires à leur application. Les autorités environnementales souffrent fréquemment d’un manque de ressources humaines et financières. En France, le rapport parlementaire de la mission d’information sur l’application du droit environnemental (2021) pointait les insuffisances en matière de contrôle et de sanctions. Cette situation crée un décalage entre le droit proclamé et le droit appliqué.
Limites conceptuelles et opérationnelles
Les difficultés d’évaluation et de monétisation des services écosystémiques constituent un obstacle supplémentaire. Comment quantifier juridiquement la valeur d’un service culturel comme l’inspiration artistique tirée d’un paysage? Comment évaluer les dommages causés à des services de régulation comme la pollinisation? Ces questions complexes limitent l’opérationnalisation de certains mécanismes juridiques, notamment en matière de responsabilité environnementale.
- Difficultés de preuve du lien causal entre activités humaines et dégradation des services
- Problèmes d’accès à la justice pour les défenseurs des services écologiques
- Conflits entre protection des services écologiques et autres impératifs juridiques
Les conflits de normes représentent un défi particulier. La protection des services écosystémiques peut entrer en tension avec d’autres principes juridiques comme le droit de propriété, la liberté d’entreprendre ou certains accords commerciaux internationaux. La jurisprudence montre que les tribunaux peinent parfois à arbitrer ces conflits, comme l’illustrent certaines décisions de l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce concernant des mesures environnementales nationales.
Approches juridiques innovantes et évolutions prometteuses
Face aux limitations des cadres juridiques conventionnels, de nouvelles approches émergent pour renforcer la protection des services écologiques. Ces innovations juridiques témoignent d’une volonté de repenser fondamentalement les rapports entre droit, nature et société.
La reconnaissance des droits de la nature constitue l’une des évolutions les plus marquantes. Cette approche biocentriste rompt avec la tradition juridique occidentale en considérant les entités naturelles comme des sujets de droit à part entière. L’Équateur a ouvert la voie en inscrivant dans sa Constitution de 2008 les droits de la Pachamama (Terre-Mère). En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui s’est vu reconnaître une personnalité juridique en 2017, grâce à un accord entre l’État et les communautés Māori. En Colombie, la Cour constitutionnelle a reconnu l’Amazonie colombienne et le fleuve Atrato comme entités titulaires de droits. Ces innovations juridiques facilitent la protection des services écologiques en permettant d’agir directement au nom des écosystèmes.
Le développement du contentieux climatique représente une autre tendance significative. Des actions judiciaires s’appuient sur les services écosystémiques pour exiger des États et des entreprises qu’ils respectent leurs engagements climatiques. L’affaire Urgenda aux Pays-Bas a fait jurisprudence en contraignant l’État néerlandais à renforcer ses objectifs de réduction d’émissions. En France, l’Affaire du Siècle a conduit à la reconnaissance de la carence fautive de l’État dans la lutte contre le changement climatique. Ces contentieux mobilisent souvent l’argument des services écosystémiques menacés par le réchauffement global.
L’intégration des savoirs traditionnels dans les dispositifs juridiques constitue une troisième innovation prometteuse. Les communautés autochtones et locales possèdent une connaissance approfondie des services écosystémiques de leurs territoires. Le Protocole de Nagoya reconnaît l’importance de ces savoirs et prévoit des mécanismes de consentement préalable et de partage des avantages. Au Canada, la gestion des aires protégées intègre de plus en plus les connaissances écologiques traditionnelles des Premières Nations, comme dans le cas du Parc national Torngat Mountains.
Vers une gouvernance adaptative des services écosystémiques
Le concept de gouvernance adaptative gagne du terrain dans la gestion juridique des services écosystémiques. Cette approche reconnaît la complexité et l’incertitude inhérentes aux systèmes socio-écologiques et prône des mécanismes juridiques flexibles, capables d’évoluer en fonction des retours d’expérience et des nouvelles connaissances scientifiques. Le droit expérimental, qui permet de tester des innovations juridiques à échelle réduite avant leur généralisation, s’inscrit dans cette logique.
- Mécanismes d’évaluation périodique des dispositifs juridiques
- Clauses d’ajustement automatique des normes en fonction des résultats écologiques
- Participation des parties prenantes à l’élaboration et au suivi des règles
Les solutions fondées sur la nature (SFN) bénéficient d’un cadre juridique en développement. Ces approches visent à protéger, gérer durablement et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés pour relever des défis sociétaux tout en préservant les services écologiques. La Commission européenne a adopté en 2021 une stratégie spécifique pour promouvoir ces solutions, créant un environnement juridique favorable à leur déploiement.
Les approches contractuelles se diversifient également. Au-delà des PSE classiques, de nouveaux instruments comme les contrats de transition écologique ou les obligations vertes permettent de mobiliser des financements pour la préservation des services écosystémiques. Ces mécanismes, à l’interface du droit public et du droit privé, offrent une flexibilité précieuse pour adapter les mesures de protection aux réalités locales.
Perspectives d’avenir pour une protection juridique renforcée des écosystèmes
L’évolution future de la protection juridique des services écologiques s’inscrit dans un contexte d’urgence environnementale accrue. Les rapports scientifiques, notamment ceux du GIEC et de l’IPBES, soulignent l’accélération des dégradations écosystémiques et l’approche de points de basculement irréversibles. Face à ces constats, plusieurs voies de renforcement se dessinent pour les années à venir.
L’émergence d’un véritable droit global de l’environnement constitue une perspective structurante. Au-delà de la simple juxtaposition d’accords internationaux sectoriels, ce droit global viserait à assurer une cohérence d’ensemble dans la protection des services écosystémiques transfrontaliers. Le projet de Pacte mondial pour l’environnement, bien que freiné dans son élan initial, témoigne de cette aspiration à un cadre juridique intégré. La multiplication des traités environnementaux pourrait progressivement conduire à l’émergence de principes généraux reconnus comme normes impératives (jus cogens) du droit international.
L’intégration systématique des services écosystémiques dans toutes les branches du droit représente un second axe de développement. Au-delà du strict droit de l’environnement, les considérations relatives aux services écologiques devraient irriguer le droit commercial, le droit fiscal, le droit de l’urbanisme ou encore le droit des contrats. Cette écologisation transversale du droit permettrait de décloisonner la protection environnementale et d’éviter les contradictions normatives. En France, la proposition d’inscrire la préservation de l’environnement à l’article 1 de la Constitution participe de cette logique d’intégration.
Le renforcement des mécanismes de responsabilité constitue un troisième levier prometteur. L’extension du principe pollueur-payeur aux atteintes aux services écosystémiques permettrait de mieux internaliser les coûts environnementaux. Le concept émergent d’écocide, défini comme la destruction massive d’écosystèmes, pourrait intégrer les systèmes juridiques nationaux et internationaux. La France a introduit en 2021 dans son Code pénal un délit d’écocide, quoique dans une version moins ambitieuse que celle initialement proposée. À l’échelle internationale, les discussions se poursuivent pour faire reconnaître l’écocide comme un crime international relevant de la compétence de la Cour pénale internationale.
Les défis de la mise en œuvre effective
La transition vers une protection juridique effective des services écologiques nécessite des transformations profondes dans l’application du droit. Le renforcement des capacités institutionnelles apparaît comme une condition préalable. Les agences environnementales doivent disposer des ressources humaines, techniques et financières adéquates pour assurer le respect des normes. La formation des magistrats aux enjeux écologiques constitue également un levier majeur, comme en témoigne la création en France de pôles juridictionnels spécialisés en matière environnementale.
- Développement d’indicateurs juridiques de performance environnementale
- Renforcement des mécanismes de contrôle indépendants
- Élargissement de l’accès à la justice environnementale
L’amélioration des outils d’évaluation des services écosystémiques représente un défi technique majeur. Les progrès dans la comptabilité environnementale, notamment à travers le Système de comptabilité économique et environnementale (SCEE) des Nations Unies, offrent des perspectives prometteuses pour intégrer la valeur des services écologiques dans les processus décisionnels publics et privés.
La diplomatie environnementale constitue un levier stratégique pour renforcer la coopération internationale. Les négociations en cours sur un traité international sur la pollution plastique ou sur la protection de la biodiversité en haute mer témoignent du dynamisme de cette diplomatie. Ces nouveaux instruments juridiques pourraient significativement améliorer la protection de services écosystémiques critiques comme la régulation climatique ou le maintien des cycles biogéochimiques océaniques.
Enfin, l’éducation juridique environnementale représente un investissement fondamental pour l’avenir. Former les nouvelles générations de juristes, décideurs et citoyens aux enjeux de la protection des services écosystémiques constitue la base d’une transformation durable des systèmes juridiques. Les initiatives comme les cliniques juridiques environnementales dans les facultés de droit ou les programmes de science citoyenne contribuent à cette nécessaire acculturation.
Vers une justice écologique intergénérationnelle
La protection juridique des services écosystémiques s’inscrit fondamentalement dans une perspective de justice environnementale élargie, tant dans sa dimension spatiale que temporelle. Cette vision holistique invite à repenser profondément les fondements mêmes de nos systèmes juridiques.
La notion de justice intergénérationnelle gagne progressivement en reconnaissance juridique. Elle postule que les générations présentes ont des obligations envers les générations futures concernant la préservation des services écosystémiques. Cette approche transforme la temporalité du droit, traditionnellement ancré dans le présent. Plusieurs innovations juridiques témoignent de cette préoccupation croissante. En Hongrie, un Ombudsman des générations futures veille à ce que les décisions actuelles ne compromettent pas les droits environnementaux des générations à venir. Au Pays de Galles, le Well-being of Future Generations Act oblige les autorités publiques à prendre en compte les impacts à long terme de leurs décisions.
La justice environnementale, dans sa dimension spatiale, vise à corriger les inégalités dans la distribution des bénéfices et des charges environnementales. Les communautés défavorisées subissent souvent de manière disproportionnée la dégradation des services écosystémiques tout en ayant un accès limité à leurs bénéfices. Le droit commence à intégrer ces préoccupations. Aux États-Unis, l’Executive Order 14008 du président Biden a placé la justice environnementale au cœur de l’action fédérale. En France, la notion d’inégalités environnementales fait progressivement son entrée dans la jurisprudence administrative.
L’émergence d’une citoyenneté écologique constitue un autre développement significatif. Cette conception élargie de la citoyenneté reconnaît des droits mais aussi des responsabilités envers les écosystèmes. Elle se manifeste notamment par l’extension du droit à un environnement sain. La résolution 48/13 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies adoptée en 2021 reconnaît l’accès à un environnement propre, sain et durable comme un droit humain universel. Cette reconnaissance ouvre de nouvelles perspectives pour la protection juridique des services écologiques en les reliant explicitement aux droits fondamentaux.
Refondation du rapport juridique à la nature
La protection des services écosystémiques invite à une refondation plus profonde de notre rapport juridique à la nature. Le paradigme de la durabilité forte, qui considère que le capital naturel n’est pas substituable par d’autres formes de capital, gagne du terrain face au modèle de durabilité faible qui a longtemps prévalu. Cette évolution se traduit juridiquement par l’émergence de limites planétaires contraignantes dans certains systèmes juridiques.
- Reconnaissance juridique des seuils écologiques à ne pas franchir
- Développement de mécanismes d’alerte précoce juridiquement contraignants
- Intégration du principe de précaution renforcé face aux risques systémiques
Les approches bioculturelles du droit représentent une autre voie prometteuse. Elles reconnaissent l’interdépendance entre diversité culturelle et diversité biologique dans la préservation des services écosystémiques. En Bolivie, le concept de Vivir Bien (Bien vivre) a été inscrit dans la Constitution, promouvant une vision holistique du développement en harmonie avec la nature. Ces approches permettent d’intégrer des visions du monde alternatives au paradigme occidental dominant.
Enfin, le développement d’une démocratie écologique apparaît comme un horizon nécessaire. Les conventions citoyennes sur le climat ou la biodiversité, expérimentées dans plusieurs pays, témoignent d’une volonté d’impliquer directement les citoyens dans l’élaboration des normes environnementales. Le principe de non-régression, qui interdit les reculs dans le niveau de protection de l’environnement, constitue un garde-fou démocratique face aux pressions court-termistes. En France, ce principe a été consacré par la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016 et a déjà été invoqué avec succès devant le Conseil d’État.
La protection juridique des services écologiques, loin de se limiter à un domaine technique du droit environnemental, nous invite ainsi à repenser fondamentalement notre contrat social pour y inclure le monde vivant dans toute sa complexité. Cette transformation juridique constitue l’un des défis majeurs de notre siècle, à la fois pour préserver les conditions mêmes de notre existence et pour construire un rapport plus harmonieux avec les écosystèmes dont nous dépendons.
FAQ sur la protection juridique des services écologiques
Qu’entend-on exactement par « services écologiques » dans le contexte juridique?
Dans le contexte juridique, les services écologiques (ou écosystémiques) désignent les bénéfices que les humains tirent du fonctionnement des écosystèmes. Les textes juridiques distinguent généralement quatre catégories: services d’approvisionnement (nourriture, eau), de régulation (climat, purification de l’eau), culturels (récréation, spiritualité) et de soutien (formation des sols). Leur reconnaissance juridique implique la protection non seulement des espèces et des espaces, mais aussi des processus écologiques qui génèrent ces services.
Comment le droit évalue-t-il financièrement les dommages causés aux services écologiques?
L’évaluation financière des dommages aux services écologiques constitue un défi majeur. Les tribunaux s’appuient sur diverses méthodes: coûts de restauration, évaluation contingente (disposition à payer), prix de marché pour les services commercialisables, ou coûts de remplacement technologique. En France, la loi biodiversité de 2016 a consacré le préjudice écologique pur, permettant d’obtenir réparation indépendamment des dommages aux personnes ou aux biens. Les juges disposent d’une latitude pour déterminer les modalités de cette réparation, privilégiant la restauration en nature.
Les entreprises peuvent-elles être juridiquement responsables de la dégradation des services écosystémiques?
Oui, la responsabilité des entreprises pour dégradation des services écosystémiques se développe progressivement. Plusieurs voies juridiques existent: responsabilité environnementale stricte (sans faute) pour certaines activités dangereuses, responsabilité civile classique nécessitant la démonstration d’une faute, d’un dommage et d’un lien de causalité, ou responsabilité pénale pour les atteintes graves aux écosystèmes. Les lois sur le devoir de vigilance, comme celle adoptée en France en 2017, étendent cette responsabilité aux chaînes d’approvisionnement. Des contentieux stratégiques visent à engager la responsabilité climatique des grandes entreprises émettrices de gaz à effet de serre.
Comment protéger juridiquement des services écosystémiques transfrontaliers?
La protection des services écosystémiques transfrontaliers repose sur plusieurs mécanismes juridiques: traités bilatéraux ou multilatéraux spécifiques (comme pour les bassins hydrographiques partagés), conventions-cadres globales (biodiversité, climat), commissions mixtes de gestion (exemple du Rhin ou du Mékong), ou recours aux principes généraux du droit international comme la prévention des dommages transfrontières. La coopération décentralisée entre collectivités territoriales frontalières joue un rôle croissant. L’émergence du concept de « biens publics mondiaux » fournit un cadre conceptuel pour renforcer cette gouvernance partagée des services écosystémiques qui ne connaissent pas les frontières politiques.